Retour d’un ministre à Saint-Omer
Le 10 juin, Après la démission du gouvernement Jules Simon et de Louis Martel, Ministre de la Justice et des Cultes.
Louis Martel, sénateur à vie, est reçu à Saint-Omer avec cérémonie, et les marques de considération de ses partisans.
des allocutions sont rapportées, prononcées par M. Devaux, député, M. Duméril, maire de Saint-Omer et M. Porion, président de la Chambre de commerce.
Le Mémorial rapporte:
« Diverses allocutions ont été prononcées en cette circonstance, nous sommes heureux de pouvoir les reproduire.
Voici celle de Monsieur Devaux :
Monsieur le Sénateur, votre arrivée dans notre ville est un bonheur pour tous vos concitoyens à un double titre. Elle nous donne l’occasion de revoir un des hommes que nous honorons et estimons le plus et la possibilité d’exprimer notre profonde gratitude à un ministre éminent qui n’a pas hésité à braver la souffrance et la maladie pour mettre au service d’un gouvernement sage et libéral toute son énergie, toute son intelligence et cette inépuisable ardeur au travail qui vous caractérise. Notre cité tout entière avait été heureuse et fière le jour où, bien inspiré par un intelligent patriotisme et un prudent respect de la constitution, M. le Président de la République fit appel à l’un des plus illustres enfants de Saint-Omer. Nous savions tous qu’avec des ministres qui s’appelaient Jules Simon, Martel, Léon Say, Christofle, Teisserenc de Bort, Waddington, la liberté serait protégée, que la loyauté et l’intégrité serait la règle du gouvernement, que les finances seraient sagement administrées, les travaux publics attentivement et activement poursuivis, le commerce et l’agriculture secondés dans leurs efforts, l’instruction publique largement dotée. Un grand apaisement, à peine troublé par les agitations et les intrigues des éternels adversaires de la République, avait ramené le calme dans les esprits, l’espérance dans les cœurs et assuré le développement continu de la prospérité nationale. Il a fallu qu’un changement inexplicable et subit, vint brusquement nous jeter dans les inquiétudes de l’inconnu, dans la crainte de nouvelles compétitions dynastiques qui s’accusent déjà de toutes parts et qui paralysent le travail national, rendent les transactions difficiles et amoindrissent la richesse du pays. Le ministre qui n’a jamais cessé de poursuivre le triomphe des institutions libérales, qui toujours a marché vers ce but avec le respect non seulement de la lettre mais de l’esprit de la Constitution, ne pouvait rester au pouvoir quand le premier acte du gouvernement devait être la suspension de la vie parlementaire, vous ne pouviez couvrir un pareil acte de votre nom respectable et vénéré. En vous rendant au repos auquel il vous avait arraché, M. le Président de la République vous a donné le témoignage d’estime le plus élevé qu’il lui fut possible de vous accorder, car il vous a jugé incapable de vous associer à ces hommes de combat qui oublient que la majorité est la règle des pouvoirs parlementaires, qui font litière de la volonté du pays en supprimant sa tribune, et, mépris de la loi, en laissant dire et écrire que la légalité est absurde quand elle est gênante et qu’un bataillon bien commandé vaut mieux que toutes les Constitution. Le garde des sceaux qui avait si énergiquement flétri l’arbitraire aux applaudissements de la France entière ne pouvait siéger dans les conseils d’un pareil cabinet. Votre retraite si prompte et si résolue est un nouveau titre de l’estime que vous avez si justement et depuis si longtemps conquise parmi nous et dont nous venons avec bonheur vous apporte un nouveau témoignage. Nous savons que l’avenir ne démentira pas votre passé ; aussi nous comptons sur votre énergie pour continuer à défendre nos institutions parlementaires et sur vos efforts pour rendre à la France la paix et la tranquillité dont elle jouissait il y a quelques jours encore et dont elle a si grand besoin.
M. Martel a répondu :
« En me rendant à Saint-Omer je ne m’attendais pas à un pareil honneur ; je ne peux vous dissimuler l’émotion que j’éprouve en voyant un si grand nombre de mes concitoyens venir tout exprès pour me serrer la main. Personne ne pouvait mieux que mon ami M. Devaux être votre interprète pour dire combien la crise que nous traversons est grave, car il est aussi sur le champ de bataille parlementaire. La Chambre des députés sera-t-elle dissoute ? C’est une question que l’on m’adresse de toutes parts, et je vois dans l’insistance que l’on y met la preuve que ce pays, que vous mes compatriotes, vous êtes fermement attachés à nos institutions républicaines et que vous considérez leur maintien comme le rempart le plus certain contre tous les désordres qui peuvent nous menacer. J’y vois aussi la preuve que vous êtes résolus à remplir votre devoir si les urnes sont ouvertes. La loi, la constitution, les grands principes de notre civilisation moderne, si tout cela est attaqué, vous saurez énergiquement les défendre. Votre courage, votre sagesse, votre union vous feront sortir vainqueur d’une lutte qui raffermira la République et dont le résultat montrera à M. le Maréchal, de quel côté sont les vrais amis de la paix intérieure et extérieure, c’est-à-dire, de notre cher Patrie. »
Monsieur Émile Duméril prenant la parole, rappelle avec quel enthousiasme la France libérale a accueilli la nomination de M. Martel à la Chancellerie, puis s’adressant à lui, il a ajouté : la ville de Saint-Omer était d’autant plus fière de voir un de ses enfants élevé à la plus haute magistrature, qu’elle redoutait l’extrême modestie qui, précédemment, lui avait fait à différentes reprises décliner cet honneur. Faisant allusion aux nombreux services rendus au pays par lui, il a remis en mémoire les instances pressantes du Président de la République qui l’avait déterminé à accepter la lourde charge de Garde des Sceaux, de la Justice et des Cultes.
M.Émile Duméril a regretté que de pénibles circonstances retenant M. Martel loin de sa ville natale, aient empêché la municipalité et la population de Saint-Omer de témoigner d’une façon plus solennelle à leur éminent compatriote leurs plus vives félicitations. Depuis lors les événements en ont décidé autrement. Mais il y aurait, a-t-il ajouté, … de notre part si, pendant son court séjour en notre cité, nous ne venions spontanément nous, ses concitoyens, lui offrir l’expression de notre sympathique dévouement et aussi déclarer hautement notre confiance absolue dans l’avenir de nos institutions républicaines.
Monsieur Eugène Porion, président de la Chambre de commerce autour duquel s’étaient groupés les principaux industriels et cultivateurs de nos environs, s’est ensuite exprimé en ces termes : M. le sénateur, heureux de vous revoir dans nos murs nous ne pouvons cependant nous défendre de vous exprimer combien nous regrettons le motif de vos loisirs. Nous avons salué avec bonheur mais non sans crainte pour vous, votre avènement au pouvoir. Votre santé vous défendait de l’accepter, vous goûts et vos préférences vous en éloignaient également. Vous n’avez écouté que votre dévouement, nous vous en remercions. Votre présence dans un gouvernement composé d’hommes dont les noms sont comme le vôtre, synonymes de loyauté, d’intelligence et d’amour du travail, était pour nous le gage le plus certain de l’ordre, de la stabilité et du progrès que l’industrie et le commerce réclament impérieusement avec tous les espoirs sérieux. Le premier acte de votre pouvoir a été un cri d’indignation contre des pratiques que l’histoire de tous les temps a condamnées et que la conscience des honnêtes gens réprouvera toujours. Nous avons reconnu là la noblesse et la dignité de votre caractère et, tous, nous avons applaudi. Vous avez été remplacé sans qu’aucun de vos actes ait paru motiver cette mesure. L’avenir nous dira quelles seront les suites de ces mouvements dont le monde des affaires mesure directement les conséquences. Puisse-t-il en sortir un trait de lumière qui éclaire enfin notre bienheureux pays sur ses véritables intérêts, mette fin aux compétitions des partis qui le composent et lui permettent, sous l’égide de saines et viriles institutions républicaines, de développer librement l’intelligence laborieuse de ses enfants et les ressources inépuisables de son sol. Pour atteindre ce noble but le concours de tous est indispensable, nous comptons sur votre dévouement ordinaire pour ne pas vous en laisser détourner ; nous serons toujours fiers de vous suivre.
M.Martel en remerciant M. Eugène Porion a rappelé sa candidature dans la lutte électorale qu’il a si vaillamment soutenue lorsqu’il a fallu élire les sénateurs du Pas-de-Calais. Il a vivement félicité M. Porion du dévouement patriotique qu’il a montré en cette circonstance.
Nous aussi nous nous félicitons de cette réunion qui a groupé dans un même sentiment de publique reconnaissance tant d’hommes nobles appartenant à toutes les situations et venant tous affirmer leur inaltérable attachement aux institutions libérales et apporter à leur illustre concitoyen qui a su depuis de nombreuses années être le fidèle représentant de leurs idées.
Nos lecteurs nous pardonneront le retard pris dans la publication du mémorial. Nous avons cru utile de leur mettre sous les yeux le compte rendu de l’importante réunion qui a eu lieu aujourd’hui chez M. Martel. »