La bataille scolaire au Conseil municipal en 1872
Conseil municipal, séance du 3 décembre 1872. Instruction publique.
La bataille scolaire autour de la laïcité.
Monsieur Lambert dépose l’amendement suivant :
Messieurs,
l’année dernière, au titre instruction public, la commission chargée de l’examen du budget vous a donné de puissantes raisons en faveur de l’établissement de nos écoles communales.
Nous n’aurions qu’à les répéter ici si nous n’avions à l’appui de l’amendement que nous allons avoir l’honneur de vous présenter des exemples récents que notre devoir est de signaler à votre attention.
Vous n’ignorez pas, Messieurs, que le conseil général de la Seine et le conseil municipal de Paris ont voté la laïcité de toutes les écoles communales.
Permettez-moi de vous rappeler que le 28 octobre dernier le ministre de l’instruction publique a présidé l’inauguration d’une de ces écoles, en présence du préfet de la Seine et de diverses notabilités académiques.
Dans son discours d’inauguration le ministre a prononcé ces mots : dans cette école, il ne faut pas seulement faire des hommes instruits, il faut faire des hommes ; plus tard il exprimait le désir de trouver un établissement où il put installer une école normale primaire de filles.
Est-il possible que l’exemple qui nous est donné par le grand maître de l’université soit perdu pour nous ? Nous ne le pensons pas, surtout à une époque de régénération où il faut faire des hommes.
Nous ne vous demanderons pas d’être aussi exclusifs que l’a été le conseil municipal de Lyon, parce que nous voulons tenir compte des habitudes et des sentiments religieux de notre pays. Non, ce n’est pas la laïcité pure que nous réclamons !
Non, ce que nous vous proposons et que vous ne pouvez refuser, c’est l’égalité, l’égalité parfaite entre les écoles. C’est le droit, le droit pour tout père de famille de pouvoir choisir et faire donner à ses enfants l’instruction de son choix. La liberté, qui, sans porter atteint à la liberté d’autrui, laisse chacun de nous se diriger selon sa conscience.
En conséquence nous avons l’honneur, Messieurs, de vous proposer l’amendement suivant :
– à dater du 1er janvier 1873, les écoles communales seront établies sur le même pied d’égalité.
– Pour atteindre ce but, l’école congréganiste du Saint Sépulcre est supprimée.
– Il sera immédiatement créé une école communale laïque dans le local de l’enclos du Saint Sépulcre
– pour ne pas augmenter trop sensiblement les sommes allouées par le budget, dans un esprit d’équité et de conciliation, les traitements et le nombre des instituteurs sera le même dans nos écoles, qui seront organisés ainsi qu’il suit :
traitement de deux directeurs laïques à 1400 Fr. 2800 Fr.
traitement congréganiste 2800 Fr.
deux sous-directeurs laïques à 1200 Fr. 2400 Fr.
deux congréganistes 2400 Fr.
deux maîtres adjoints laïques à 800 Fr. 1600
trois congréganistes 2400 Fr.
vu l’importance de l’école Sainte-Marguerite. Indemnités de logement à six instituteurs laïques.
Directeurs 325 Fr., sous-directeurs 300 Fr., Maîtres 275 Fr. 1800 Fr.
Total : 16 200 Fr.
si vous acceptez cet amendement, c’est donc une somme de 800 Fr., qu’il conviendra d’ajouter au chiffre proposé par la commission.
Signés : Lambert-Brunet, Thibaut-Royer, Vandenhouck.
Monsieur le rapporteur déclare, au nom de la commission, n’avoir rien à répondre à l’amendement et qu’il le soumet à l’administration.
Monsieur le Maire déclare que l’administration n’est nullement préparée à répondre à pareille demande aussi tardive, et qu’il est de toute impossibilité d’y faire droit immédiatement.
Sans doute, dit-il, je suis partisan des écoles laïques et j’en reconnais la nécessité absolue ; mais vouloir les créer maintenant, c’est faire un vœu stérile ; vous n’avez pas seulement d’instituteurs.
Apportez-nous, avec votre concours, des moyens pratiques et, le moment venu, nous agirons.
Nous n’avons encore pu instituer l’école laïque des filles, votée l’an dernier, faute de local.
Les observations que je vous ai faites à ce sujet, au budget 1872, ce sont les mêmes aujourd’hui.
Votre proposition, fût-elle adoptée, n’aurait pas la sanction de l’autorité supérieure.
Monsieur Lefebvre du Prey : l’amendement de Monsieur Lambert est une proposition nouvelle et je me demande sur quelle base elle repose.
Monsieur Tible donne lecture de la partie du rapport de l’an dernier, en ce qui touche les observations présentées par Monsieur Duméril sur la question.
Monsieur Lambert répond à Monsieur le maire que le mot impossibilité dont il s’est servi, n’est pas admissible pour lui, que la seule objection qu’il comprenne est la question de date.
Eh bien, si la date est trop rapprochée, choisissez celle qu’il vous plaira de nous assigner, nous attendrons.
Quant au manque d’instituteurs, ce n’est pas au moment où nos frères d’Alsace et de Lorraine pour se soustraire au joug des Prussiens, viennent nous demander asile, que semblable motif puisse être allégué.
Quant au local, il n’y a pas lieu de s’en occuper, puisque nous supprimons une école congréganiste pour la remplacer par une école laïque.
Mais, objecte Monsieur Lefebvre, pourquoi vouloir supprimer une école ; elle est suivie, donc elle remplit son but.
Quant à cette nécessité absolue, dont parlait Monsieur le maire, de créer des écoles laïques, je dis qu’il n’y a rien qui vous autorise à le dire. Sont-ce les pères de famille qui réclament ces écoles ? N’ont-ils pas le choix entre les frères et l’école mutuelle ?
Donc vouloir transformer dans un quartier une école congréganiste en école laïque, c’est venir dire à toute une population : vous serez obligés d’aller là. Eh bien, Messieurs, c’est la contradiction de la liberté, et la liberté doit être respectée par tous.
Monsieur Lambert : si je demande la suppression d’une école congréganiste, c’est parce que je sais que l’administration n’a pas de local à nous fournir pour installer une école laïque.
Monsieur Lefebvre du Prey : j’ajoute en plus que le besoin ne s’en fait pas sentir.
Monsieur Lambert : bien des familles, cependant, réclament cette instruction pour leurs enfants, et si vous nous accordiez l’autorisation de recueillir des signatures à l’appui de notre dire, vous verriez que nous n’avançons rien que nous ne puissions prouver.
Monsieur Lefebvre : pour nous, nous n’irons pas demander des signatures ; nous respectons trop la liberté pour cela ; mais libre à vous d’y aller.
Monsieur Godin : votre demande pèche par la base. Nous demandons, comme vous, l’éducation pour tous ; que pas un enfant ne reste chez soi.
Si les pères de famille réclament, il y a l’école mutuelle qui n’est pas pleine.
Monsieur Deneuville prend la parole en faisant observer qu’il eût vu, avec plaisir, plusieurs orateurs de chaque camp parler, tour à tour, dans ce débat pour faire de cette discussion un jeu de raquettes.
En présence de cette proposition quasi radicale, de cette contre-proposition radicalement différente de celle de l’administration, je veux parler ici, non pas comme membre de la commission budgétaire, mais comme conseiller municipal. Je sais à l’avance que je ne changerai pas un iota dans les idées de ceux que je vais essayer de combattre. Nous sommes dans le vrai, vous aussi, mais dans une semblable circonstance, ne pas parler serait consentir.
Pourquoi demande-t-on le partage de l’enseignement ?
Est-ce que l’élément congréganiste est inférieur, incomplet, ne répondant pas à la confiance des familles ?
Si ce sont là les raisons qu’on objecte, qu’on le dise, il y aura alors à voir si ces institutions ne pourraient pas remédier au mal qu’on leur indiquerait.
Lorsqu’il s’est agi de rémunérer l’enseignement laïque, ne l’avons-nous pas fait ?
Ce ne sont pas seulement les actes qui vous le disent, mais les faits qui l’attestent ; vous pouvez le voir dans le rapport de la commission du budget.
Si vous étiez des hommes pratiques au lieu d’être des hommes convaincus, vous procéderiez autrement.
Commencez par nous montrer l’école laïque, que vous avez déjà, supérieure à tous égards, et ce résultat atteint, nous n’aurons pas le droit de repousser votre demande.
Vous marchez aujourd’hui sous l’empire d’une idée nouvelle, exprimée par un mot nouveau : Laïcité. Et pour vous, ce mot suffit à faire des hommes.
Est-il bien vrai que cet élément seul fasse des hommes, et que l’élément congréganiste n’en ait pas produit ?
Dans nos récents désastres, la conduite de nos frères des écoles chrétiennes dans nos ambulances, comme sur les champs de bataille, viennent contredire votre attestation.
Oui, je le reconnais, notre époque peut faire dire que les hommes ne sont pas complets ; mais il ne faut pas s’en prendre pour cela à l’élément congréganiste seul, ces défaillances sont générales, nous pouvons le dire. Soyons sincères et impartiaux : il y a des choses à réformer partout.
Élevons donc l’enseignement, relevons l’enseignement primaire, prêtons-y, tous, notre concours.
Imitons nos ennemis du dehors, mais ne repoussons point, pour cela, aucune coopération, fût-elle même congréganiste.
Messieurs, votre conviction s’est produite ici plusieurs fois, et je demande la permission à Monsieur Thierry, sans avoir la moindre intention de le blesser, de lui rappeler un fait.
N’a-t-il pas écrit que, depuis 20 ans, il n’y avait eu dans cette enceinte que des gens qui répandaient les ténèbres en ville ?
L’élément nouveau du conseil nous a donné l’appoint de ses lumières, mais êtes-vous bien certains qu’il suffise d’un changement d’hommes pour changer la face des choses.
Un profond moraliste l’a dit : « la critique est aisée, mais l’art est difficile. »
Vous voulez supprimer l’enseignement religieux, vous oubliez donc que c’est sous son égide protectrice que la France a été la plus glorieuse.
Les lettres, les arts, les sciences, se sont développés sous son souffle régénérateur.
Est-ce que le commencement du siècle n’a pas eu ses gloires, est-ce qu’on n’était pas religieux alors ?
Je dit ces choses parce que je suis amené à faire une profession de foi devant une autre profession de foi.
Ne rejetons donc pas loin de nous l’idée religieuse.
À Saint-Omer, lorsque vous aurez une ou deux bonnes écoles laïques où les progrès seront manifestes ; ceux qui aujourd’hui vous disent que l’enseignement congréganiste fournit des élèves capables, des jeunes gens instruits, des jeunes gens qui ont pu atteindre le diplôme de l’enseignement primaire, ne demanderont pas mieux que de le reconnaître. D’ailleurs les examens seront là pour le prouver au besoin.
Je le répète, faites qu’il y ait lieu de constater cette émulation, et vous nous trouverez impartiaux.
D’un autre côté, si l’école congréganiste faiblissait, nous serions les premiers à le reconnaître, et nous dirions : favorisons l’école laïque parce qu’on n’y fait de fortes études.
Nous admettons donc l’instruction primaire, du moment que l’idée religieuse n’en est point écartée, car cela est également essentiel au point de vue moral et au point de vue humain.
En un mot, et pour tout dire, vous pensez que les « Robes noires » ne peuvent prétendre à l’instruction de la jeunesse ; nous pensons le contraire, nous restons libres les uns et les autres.
Monsieur le Maire accorde la parole à Monsieur Thierry pour un fait personnel.
Monsieur Thierry : je n’avais pas l’intention de prendre la parole dans ce débat, surtout après l’éloquent discours que vous venez d’entendre, mais, interpellé par l’honorable Monsieur Deneuville, je vais lui répondre.
Vous avez raison lorsque vous dites qu’il y a ici deux courants parfaitement déterminés. Je dis que l’enseignement congréganiste est à 100 coudées au-dessous de l’enseignement laïque, au point de vue de l’instruction en général.
Oui, l’enseignement congréganiste est incapable de faire des citoyens, parce que des hommes qui ont fait vœu de chasteté, qui ne connaissent pas la vie de famille, sont incapables d’inspirer aux enfants une chose qu’ils ne connaissent pas et ne sentent pas. Ce ne sont pas des hommes.
Cela ne supporte même pas l’examen et il n’y a rien d’étonnant à ce que notre nation ait succombé devant un peuple secondaire. Messieurs, je suis sincèrement religieux, je crois ; je ne vais pas pour cela à la messe, car, selon moi, la vraie religion se trouve dans le cœur, et ce sont les actes qui la montrent.
Si les actes ne répondent pas aux paroles, la religion alors n’est plus qu’un mot.
Dans ma carrière, j’ai beaucoup voyagé, et, toujours en contact avec des ouvriers, j’ai constaté que l’influence cléricale ne laisse plus chez eux qu’une habitude d’église et de mendicité. C’est pour cette raison que j’ai dû renoncer à créer dans ce pays un établissement industriel. Les cléricaux ont un but spécial ; ils ont un mot d’ordre : ils s’attaquent à l’homme.
Que l’église s’occupe de faire des citoyens et peut-être irons-nous tous à la messe.
Monsieur Lambert dit que le discours de Monsieur Deneuville est la meilleure preuve de l’opportunité de la demande qu’il soumet au conseil.
Établir la concurrence, tel est notre but.
Quant au mot « faire des hommes », il ne vient pas de moi ; c’est le ministre de l’instruction publique, Monsieur Jules Simon, qu’il l’a prononcé à l’inauguration d’une école laïque créée par le conseil municipal de Paris.
Quant au côté religieux, Monsieur Thierry l’a complètement développé pour que j’ai rien à y ajouter.
Loin de nous l’idée d’avoir cherché à faire de la popularité. Nous avons voulu remplir notre devoir, les promesses faites à nos électeurs ; l’administration doit s’en souvenir. Il se peut que nous ne soyons pas pratiques, malgré des cheveux blancs ; nous n’avons pas encore assez l’habitude des assemblées parlementaires.
Ce qui milite encore en faveur de notre amendement, c’est l’énumération qui vous a été faite, hier, des services de Monsieur Valentin Coquempot. (Instituteur retraité pour qui le Conseil municipal a voté un complément de retraite)
Ce que nous demandons, c’est que l’administration fasse droit à notre demande, qu’on la mette à exécution, sinon pour le 1er janvier, du moins pour le 1er octobre 1873.
Tout ce que nous tenons à dire, enfin, c’est que dans cette question nous n’avons réclamé qu’une seule chose, l’égalité.
Monsieur Audebert : Monsieur Thierry vient de vous parler comme industriel, et c’est à ce titre que je vais prendre la parole.
Dans notre maison, nous avons beaucoup d’enfants que la loi nous oblige d’envoyer aux écoles ; eh bien, je suis libéral et n’ai jamais passé à Saint-Omer pour clérical ; je déclare, ici, que le choix des parents se porte toujours sur l’école des Frères et, du reste, je dois ajouter qu’ayant eu l’occasion, l’an dernier, de visiter des écoles, je les ai trouvées tenues d’une façon irréprochable.
Quant aux observations de Monsieur Thierry, je les trouve tout à fait opposées aux miennes et qu’il y aurait beaucoup à gagner à ce que les jeunes ouvriers fréquentassent un peu plus les églises et un peu moins les cabarets.
Monsieur le Maire : Messieurs, j’ai été directement interpellé, et je crois avoir été mal compris par Monsieur Lefebvre ; j’ai dit qu’il y avait impossibilité d’établir actuellement une deuxième école laïque ; je reste aujourd’hui ce que j’ai toujours été, pratique et ferme autant qu’impartial.
Mon programme a toujours été celui-ci : transformer l’école laïque actuelle, et y faire en sorte que l’instruction y devienne tout à fait supérieure. Si cela était, cela ferait naître une émulation.
Commençons donc, avec des moyens pratiques, pour avoir trois classes, puis nous irons progressivement, comme je vous le disais au début de cette question, car à côté de votre demande, vous avez la Loi. Le maire est le gardien de la Loi et doit la faire respecter.
Monsieur Derbesse : j’ai demandé, l’an dernier, autant d’écoles laïques que d’écoles congréganistes, et ce dans l’intérêt de la concurrence et de la liberté de conscience.
La discussion sur l’amendement est close.
Monsieur le Maire lit de nouveau la proposition qu’elle contient : suppression de l’école des frères du Saint Sépulcre ; installation dans le local d’une école laïque.
Cette proposition est mise aux voix. Il est procédé au vote nominal.
Ont voté pour : Messieurs Derbesse, Lambert, Thierry, Cuvelier, Pidoux, Gavrelle, Vandenhouck, Thibault, Dupont.
Ont voté contre : Messieurs Hermant, Tible, Blondeau, Masquelier, Gilliers, Audebert, Duquenoy, Godin, Duméril (Maire), Garbe, Deneuville, Dambricourt et Lefebvre du Prey.
La proposition est rejetée.
En conséquence, l’article 104, traitement de 22 frères des écoles chrétiennes, 15 400 Fr., est adopté.